39.
Si je savais parfaitement ce que signifiait « tomber en disgrâce », je me surprenais à découvrir le sens réel de l’expression « tomber amoureuse ». Car les liens merveilleux qui se tissaient peu à peu entre Patrick et moi étaient bien ceux de l’amour. Les sentiments que nous éprouvions l’un pour l’autre se renforçaient de jour en jour ; rien à voir avec le simple engouement des premières rencontres.
Je vais vous dire ce que j’aimais chez Patrick.
Il me rappelait presque quotidiennement que je comptais beaucoup pour lui et que j’étais quelqu’un de bien. Pour la première fois de ma vie, je commençais à le croire.
Il s’était mis en tête de tout apprendre sur ce que je composais et chantais et avait fini par comprendre et apprécier ma musique bien mieux que la plupart des journalistes spécialisés de Rolling Stone et de Spin.
Lui et Jennie étaient capables de parler de tout, avec ou sans moi.
Ses histoires, son humour, ses intuitions m’étonnaient, m’enchantaient.
En fait, au cours des six premiers mois, il n’y eut qu’une seule ombre au tableau : le fils de Patrick. À l’inverse de son père, Peter était une véritable ordure. Il tenta même, sans succès heureusement, de lui ravir le contrôle de la société.
L’échec de ses relations avec Peter affectait beaucoup Patrick, qui disait avoir « perdu son fils unique ».
Et pour moi, ce fut un moment extrêmement difficile.
J’étais totalement pétrifiée. Alors je poussai un grand soupir, m’armai de courage et annonçai :
— Patrick, on va avoir un bébé.
Nous étions à la maison, dans le salon. Mon ventre commençait à se bomber et je n’allais pas pouvoir dissimuler ma situation longtemps. Malgré nos précautions, j’étais tombée enceinte.
Mon étiquette d’artiste et de musicienne ne m’empêchait pas de rester profondément attachée à un certain nombre de traditions et cette grossesse inattendue me bouleversa. Je l’avais immédiatement révélée à Jennie qui m’avait fait le bonheur de répondre : « Tu aimes Patrick, Patrick t’aime et moi, je vous aime tous les deux. Je suis contente que tu attendes un bébé, tu sais. »
Sur le visage de Patrick, on pouvait lire une bonne demi-douzaine de sentiments différents. L’étonnement, le choc, la consternation, le souci, le doute puis, enfin, la joie. Une joie extraordinaire, flagrante. Et ce sourire que j’aimais tant.
— Pour quand le bébé est-il prévu ? Il faut que tu me dises tout, Maggie.
— Cinq mois et douze jours. Le Dr Gamache n’a pas précisé l’heure exacte.
À présent, il rayonnait. Il me tint les deux mains.
— Fille ou garçon ?
— Un garçon, d’après l’amniocentèse. Allie ? Ça te plaît, comme prénom ?
— C’est un très beau nom, approuva-t-il, l’air éberlué. Je suis ravi, Maggie. Je ne pourrais pas être plus heureux. Est-ce que je t’ai dit, ces derniers jours, à quel point je t’aime ?
Et toujours ce sourire…
— Oui, murmurai-je, mais j’aimerais l’entendre encore une fois. Je ne m’en lasse pas.
Et cette nuit-là, avec un réalisme que je pensais ne plus avoir à subir, tout me revint. Je me souvins de lui.
Phillip revenait pour tout gâcher.
Ivre mort, comme à son habitude, il tient à peine sur ses jambes. Quand je le vois surgir à la porte en hurlant mon nom, je me réfugie au fond de la cuisine sans même répondre, alors que je ne suis qu’à quelques mètres de lui.
L’homme dont j’ai fait la connaissance à Newburgh était bien différent. Officier et gentleman, mais également universitaire, il m’a cueillie à l’âge de dix-neuf ans. J’étais si vulnérable, je me sentais si seule. Comment aurais-je pu deviner que son rôle de professeur lui pesait, qu’on l’avait obligé à enseigner alors qu’il s’était engagé dans l’armée pour se battre ? Il suivait les ordres et voulait que je suive les siens.
— Quand je t’appelle, tu me réponds « Oui, Phillip », me fait-il avec un rictus de supériorité.
— Pas quand tu es dans cet état. Non, Phillip. Pas avec moi, certainement pas.
Du dos de la main, il me gifle la bouche.
— Chaque fois que je t’appelle, tu réponds « Oui, Phillip ».
Je ne réplique pas. Ses lunettes à monture en fil d’acier perchées sur le bout du nez, il avait tout l’air du snob affecté pour lequel il redoutait de passer.
— Maggie…, recommence-t-il d’une voix très posée, lourde de menace.
Je ne réplique toujours pas et, cette fois, il lève le poing.
Sans être taillé en athlète, il pèse bien une trentaine de kilos de plus que moi.
— Oui, Phillip. Va te faire foutre, Phillip.
Jurer n’est pas dans mes habitudes, mais ce jour-là, j’avais fait une exception.
— Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ? Qu’est-ce que je viens d’entendre ?
— Tu m’as parfaitement comprise.
Il reste comme figé, puis se met à ricaner.
— D’accord, mais c’est toi qui vas te faire foutre.
Et il se précipite sur moi en tanguant. Moi, je gravis l’escalier du fond jusqu’au grenier et je lui claque la porte au nez.
Sur place, il y avait des armes. Il faut dire que la maison du brave soldat en était truffée. Je saisis un revolver et j’arme le chien. Je le braque sur la porte du grenier en attendant de voir apparaître la sale gueule de Phillip déformée par la rage.
— Un pas de plus, Phillip, et je tire.
Le calme de ma voix me surprend, car je suis extrêmement nerveuse.
Il me regarde fixement, en essayant de m’obliger à baisser les yeux, sans bouger. Puis il part d’un rire monstrueux et, au bout d’un moment, il se ressaisit et me lance :
— Oh, ma petite chérie. Ma petite chérie… Ce coup-ci, tu gagnes, mais je te promets que tu le regretteras toute ta vie.
Il n’avait pas tort. Après toutes ces années, je le regrettais encore.